Hommage de Manthia Diawara à Edouard Glissant
Hommage de Manthia Diawara à Edouard Glissant
Je me souviendrai toujours de ce voyage entrepris avec Edouard à Sainte Marie, pour visiter la case de sa naissance dans un petit village du nom de Bezaudin. Du Diamant, en contournant Fort de France, pour aller vers le Lamantin, nous traversions un petit pont sur une rivière où jouait Edouard avec ses amis, quand il était enfant. Edouard me montra du doigt les cases-nègres en bordure du fleuve, qui ont d'inspiré Joseph Zobel pour son livre La Rue Cases-Nègres. Nous descendions d'abord vallées après vallées, pour remonter ensuite par des chemins escarpés sans fin, vers le Mont Pelée. Tout le long du chemin, nous traversions des plantations de bananes. Edouard me parla du vert foncé des arbres géants qu'on ne trouve plus; des rivières dont on entend plus le bruit de l'eau qui coulait sur les petits cailloux et contre les rochers. Je demandais alors à Edouard s'il était devenu poète parce qu'il était né dans cet endroit où l'homme était partie intégrante de la nature, où la montagne et ses volcans, les arbres et les esprits qui les habitaient, le fleuve qui faisait toujours du bruit, et le vent, et les hommes et les animaux, tous communiquaient incessamment, et s'entendaient entre eux.
Cela me rappelle un autre voyage que j'ai fait à Sanga, au pays Dogon, au Mali, sur les traces de Marcel Griaule et de Jean Rouch. Au couché du soleil, je suis allé voir un divin, du nom de Seye. C'était un ancien combattant de la deuxième guerre mondiale. Il traçait des carrés, et des cercles sur le sable, dans lesquels il faisait des dessins et déposait des noix d'arachides brisées. Seye me demanda de lui dire ce qui me préoccupait le plus en ce moment. Alors que je me confiai à lui, il me dit en me regardant droit dans les yeux : "Reviens me trouver demain à 6 heures du matin, et tu trouveras la réponse du renard à ton problème."
Je n'avais pas de doute qu'Edouard était cet homme divin, ce Dogon qui parlait et qui entendait la parole de la terre, qui bougeait avec la terre, qui connaissait son rythme, qui le sentait et qui savait si bien le traduire pour ceux qui avaient perdu cette parole, ce rythme et cette fragilité du monde. Autant poétique que philosophique, la pensée du tremblement est aussi politique. Elle nous met en garde contre ce qu'Edouard appelait les pensées mécaniques, les pensées tautologiques et totalitaires. Elle se voulait une pensée qui appréhende par l’intuition, par la relation, et non par la rationalité aveugle à toutes les petites différences, si chères a Edouard.
La pensée du tout monde passe donc par la pensée du tremblement avec le monde. Elle nous met en garde contre la politique des prix uniques du néo-liberalisme capitaliste qui nous appauvrit tous. Elle nous fait comprendre que nous perdons tous une partie de notre humanité chaque fois que nous bâtissons des murs entre nous et ceux nommés par Fanon, les “damnés de la terre.” Mais aussi chaque fois qu’un Africain perd la vie en essayant de traverser le désert et la mer pour arriver en Espagne; pour chaque arbre qui meure en Amazonie; ou chaque fois qu’une grande puissance comme l’Amérique, chantre de la démocratie, maintient au pouvoir un dictateur Africain ou Asiatique, sourd aux souffrances de son peuple. Arrivés à Bezaudin, Edouard me montra la case natale, ou plutôt sa trace, parce qu’elle s’était effondrée au fond d’un gouffre pendant l’ouragan Hugo.
Ah, Edouard, tu m’apprenais en ce moment comment ne pas avoir peur, ni du gouffre, ni de la mort, ni de la perte, ni même de l’oubli. Ce jour-là, Edouard, tu me disais, “Ca m’est complètement égal que nous ayons oublié pourvu que nous passions par-dessus l’oubli. » Nous repassions alors par-dessus l’oubli. Littératures de traces, traces de l’Afrique, littératures de créolisation, littérature-Monde, littératures de notre diversité—et non du sectarisme. Edouard, je crois que ton message commence à être compris et faire son chemin dans nos consciences.