Sotigui Kouyaté, le griot rejoint les ancêtres

 Sotigui Kouyaté, le griot rejoint les ancêtres

Il a été footballeur, infirmier, chanteur, dactylo, fonctionnaire... Révélé au théâtre par Peter Brook en 1985, il ressemble à son personnage dans “Little Senegal” : un Africain fidèle à ses racines. A l'occasion de sa disparition, nous vous proposons de nouveau ce portrait paru le 21 avril 2001 dans “Télérama”.

Pour le rôle principal de Little Senegal, Rachid Bouchareb a décliné l'offre de service de Danny Glover, vedette mondiale, partenaire de Mel Gibson dans la série L'Arme fatale. « Il me fallait un seigneur. Un seigneur africain qui débarque en Amérique. Dès que Sotigui Kouyaté est apparu dans mon bureau, je n'ai plus envisagé aucun autre acteur », raconte le cinéaste. On comprend pourquoi en découvrant à l'écran le personnage d'Alloune, vénérable Dakarois qui s'embarque sur les traces américaines de ses ancêtres, vendus comme esclaves deux cents ans plus tôt. On comprend encore davantage face à l'homme, à la fois humble et majestueux. Même dans sa minuscule loge du théâtre des Bouffes du Nord, avec sa silhouette filiforme, haute d'un mètre quatre-vingt-dix, pliée en quatre, Sotigui Kouyaté, 66 ans, en impose par sa tranquille intensité, son regard irisé, la noblesse de ses gestes, la douceur de sa voix.

Parler signifie un peu plus pour lui que pour le commun des acteurs. Révélé sur les planches par Peter Brook dans le Mahâbhârata, en 1985, ce comédien inimitable est, avant tout autre signe particulier, griot de naissance. « On est griot par le sang, de père en fils, je l'ai donc été avant même d'avoir un prénom. Le premier des griots, mon ancêtre, s'appelait déjà Kouyaté. » Au Burkina, où il a grandi, comme dans les autres pays de l'ancien Empire mandingue (dont le Mali, où il est né), le griot tient, depuis le XIIIe siècle, une place fondatrice dans la société. Il n'est pas seulement conteur et poète (ce à quoi on le réduit souvent, vu d'ici), mais généalogiste, dépositaire de la mémoire de son peuple, instructeur public, conseiller des rois, médiateur entre les nations comme entre les époux en bisbille, maître de toutes les cérémonies, du baptême à l'enterrement. « Aujourd'hui encore, si vous allez demander la main de votre fiancée, votre future belle famille vous demandera : où est votre griot ? »

Enfant, il a connu les temps de dénigrement de sa caste. « Contrairement aux autres artisans, le griot ne produit rien de matériel, son art est exclusivement oral, et il dépend de la générosité de ses interlocuteurs. » Les premiers colons et missionnaires, faute de comprendre les discours des griots, considéraient ces derniers comme des mendiants, des parasites. « A l'école, j'ai chanté nos ancêtres les Gaulois et appris l'histoire et la géographie de la France avant celle de l'Afrique. Les jeunes griots de ma génération avaient honte de se proclamer comme tels. Je participais aux camps d'initiation en dehors des périodes scolaires... Aujourd'hui, c'est l'inverse : beaucoup d'artistes occidentaux, écrivains, chanteurs, comédiens, se targuent d'être des griots », relève-t-il avec malice.

A la lettre, pourtant, n'est pas griot qui veut
 : « En cas d'absence du griot attitré, seuls les gens de caste, tels les forgerons ou les cordonniers, peuvent remplir cet office, mais jamais les nobles. Par exemple, le musicien Salif Keita, qui est noble, n'est pas, ne sera jamais un griot. En revanche, son confrère Mory Kanté, qui est forgeron par le sang, peut, à l'occasion, tenir cette fonction. » Sotigui Kouyaté, lui, n'a jamais cessé d'œuvrer comme griot. Même à New York, pendant le tournage de Little Senegal : Rachid Bouchareb raconte que la diaspora africaine se pressait autour de lui pour solliciter ses conseils sur toutes sortes de sujets - matrimoniaux, familiaux, etc. Et qu'il passait aussi des heures au téléphone avec le Burkina ou la France, occupé à prodiguer de semblables consultations.

L'influence qu'il exerce sur ses “ frères ” des quatre coins du monde tient aussi à des dons et connaissances qui excèdent son statut de griot. Il y a du sorcier, du magicien, chez Sotigui Kouyaté. Il prétend guérir certaines maladies graves beaucoup plus vite que nos médecins occidentaux. L'origine de son savoir, dit-il, c'est la brousse qu'il a arpentée seul pendant toute sa jeunesse. « La brousse était aux portes de mon village, pourtant la deuxième ville du Burkina. Dès que je le pouvais, j'allais le plus loin possible, jusqu'à ce que les chiens qui m'accompagnaient refusent de me suivre, car j'avais besoin d'eux, ensuite, pour retrouver mon chemin. C'est là que j'ai rencontré les sages qu'on appelle en Afrique “nos pères”, parce qu'ils peuvent nous adopter. Dans la brousse, je me suis fait beaucoup de “pères” et de “mères”, qui m'ont transmis leurs secrets. D'autres connaissances m'ont été insufflées par révélation, ce qui est très difficile à faire comprendre à un Occidental. Mais c'est ainsi : des êtres me sont apparus que je n'ai plus jamais revus ensuite. »
Pour avoir vécu en France depuis plus de quinze ans, il sait le scepticisme qui accueille de tels propos. Mais il semble, lui, tirer sa force du syncrétisme des cultures. Enfant, il a fréquenté assidûment l'école coranique, en plus de celle de Jules Ferry. La juxtaposition des doctrines et des croyances ne lui fait pas peur. « En Afrique, on dit qu'il y a trois vérités : ta vérité, ma vérité, la vérité. Il faut penser en termes de complémentarité. Quand on adopte la position du refus, rien n'est compatible. Quand on accepte, tout devient possible. Les différences ne sont jamais un handicap en soi. Je ne crois pas aux conflits de cultures, ce ne sont que des refus d'ouverture. »

Fort de sa disponibilité tous azimuts, il a déjà vécu cent vies. Il a été footballeur, capitaine de l'équipe nationale du Burkina. Boxeur :  « Douze combats, onze victoires : je suis très léger, je bouge vite, j'ai les bras comme des rallonges.» Chanteur, avant même d'être comédien : « Membre de la SACEM dès 1965 ». Infirmier : « Je peux tenir un labo d'analyses .» Menuisier ébéniste : « Je sais fabriquer le tabouret sur lequel vous êtes assis. » Garçon de café. Dactylo à la Banque d'Afrique occidentale. Il a dirigé sa propre compagnie de théâtre, tandis que ses ballets, confisqués par l'Etat, sont devenus les ballets nationaux... Il est aussi père de dix enfants, dont le cinéaste Dani Kouyaté.

Lorsque le metteur en scène de théâtre Peter Brook le repère sur l'écran d'une table de montage (dansLe Courage des autres, film français de Christian Richard), Sotigui Kouyaté frise la cinquantaine et travaille à plein temps comme chef de service au ministère du Travail et de la Fonction publique du Burkina. Pour pouvoir jouer le Mahâbhârata - spectacle fleuve de neuf heures adapté de la mythologie indienne - au festival d'Avignon, puis à Paris, puis sur toutes les scènes du monde, il demande une première année de disponibilité, puis une deuxième. « Mais le drame du Mahabharata, ce fut son triomphe. » Refusant d'abandonner la pièce, l'acteur obtient une retraite anticipée de son ministère, ce qui revient, vu son « jeune âge », à renoncer à presque tous ses droits. Quand la tournée s'arrête, au bout de quatre ans, Sotigui Kouyaté se découvre chômeur et parisien, convaincu qu'il lui est interdit de retourner en Afrique « sans travail et les mains vides », auprès des siens, qui attendent tout de lui.

Il a fréquenté l'ANPE et les castings sans espoir : « Il y a quinze, seize ans, les acteurs africains en France, c'était rien. » Il a donné le meilleur de lui-même à de petits rôles (Black Mic-mac, de Thomas Gilou). Il a refait sa vie aux Lilas, en banlieue parisienne, avec une comédienne suisse allemande. Il a aussi refait des enfants (deux) : « En malinké, Sotigui signifie : chef de famille. Sans famille, je ne peux rien. » Pendant les années de vache maigre et d'humiliation, il s'est interdit les regrets, en souvenir d'une leçon tacite de son père : « Quand on l'interpellait dans la rue, il s'arrêtait, mais jamais ne se retournait : il faut toujours aller au bout de son chemin. »

Sous la direction de Peter Brook, son mentor et ami, il a joué indifféremment des classiques shakespeariens et des créations expérimentales (L'Homme qui, Je suis un phénomène). « Brook ne peut être comparé à personne, parce qu'il abolit toutes les cloisons entre les êtres. Dans le Mahâbhârata, cinq frères de même sang sont joués par un Sénégalais, un Italien, un Allemand, un Iranien et un Français. De même, avait-on jamais vu dans l'histoire du théâtre, hors les troupes africaines, un Noir interpréter le Prospero de La Tempête ? »


Entre la sortie de Little Senegal et la reprise aux Bouffes du Nord du Costume, magnifique fable noire des townships d'Afrique du Sud (mise en scène de Peter Brook, encore et toujours), Sotigui Kouyaté est aujourd'hui parvenu au faîte de sa vie de comédien, aérien sur scène, bouleversant à l'écran. Mais pour lui, être acteur ne se conçoit qu'en écho à sa vérité la plus profonde. Intimement proche du personnage imaginé par Rachid Bouchareb, il assure sacrifier tous les matins sans exception au culte de ses ancêtres, en versant un peu d'eau sur le sol - car, dit-il, les anciens continuent à vivre dans les arbres. Et lorsqu'il tend, en guise d'au revoir, sa carte de visite, on remarque que la mention « griot » y précède toujours celle de comédien.

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Louis Guichard

Télérama n° 2675

 

 

 

 

 

 


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L'association Vent d'Afrique orpheline de son parrain, Sotigui Kouyaté

Cher(es) adhérent(es), cher(es) sympathisant(es)
C'est avec une grande tristesse que nous vous faisons part de la disparation du parrain de l'association Vent d'Afrique, le grand acteur de cinéma et de théâtre, Sotigui Kouyaté.
Il est décédé à l'âge de 74 ans, ce samedi 17 avril 2010 à 18h30 à l'Hôpital Georges Pompidou (Paris) suite à une longue maladie pulmonaire.
Toute l'équipe de Vent d'Afrique est fort bien touché de la disparition de ce grand homme, qui a tant donné au monde culturel et artistique. Il nous aura légué beaucoup de son savoir faire et il restera gravé dans nos mémoires.
Si l'association Vent d'Afrique a traversé une période difficile pendant de nombreuses années, sans qu'elle ne puisse se défendre correctement et relever la tête, cela était liée à la longue maladie que son parrain vivait.
Nous lui souhaitons paix à son âme et un repos mérité.
Comme un proverbe bambara (en Afrique) le dit « la mort est l'affaire de tous, nous ne sommes que de passage ». Encore paix à ce grand homme.
L'association Vent d'Afrique organisera une soirée en son hommage prochainement.


Le Bureau de Vent d'Afrique (06-73-40-62-83)