ABORIGÈNES, LE COMBAT D'UN PEUPLE (2)
ABORIGÈNES, LE COMBAT D'UN PEUPLE
40 000 ans avant notre ère : les Aborigènes découvrent l'Australie. 1770 : les Britanniques entament l’une des plus sanglantes colonisations de l’histoire. Les Aborigènes, attachés à leurs terres comme à leur propre vie, n’abdiqueront jamais. Les conséquences seront terribles : chute démographique et sociale, perte d’identité et déchirements familiaux. Etape par étape, les Aborigènes tentent aujourd’hui de faire appliquer leurs droits et de retrouver un semblant de dignité humaine. L’espoir existe mais les cicatrices sont profondes.
De l’origine des espèces, la montée des eaux et une Terra nullius
Terra nullius. Un terme latin, à la sonorité presque chantante. En 1770, quand l’explorateur britannique James Cookprend possession de l’Australie au nom de la couronne d’Angleterre, Londres proclame alors la loi de Terra nullius : une terre vacante avant l’arrivée des Européens. Sans propriété, sans liens, sans hommes. Contre les ordres du roiGeorge III, Cook ne conclura aucuns traités avec les Indigènes. Des hommes primitifs, à la peau aussi noire que l’ébène, qui vivent de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Dans son journal de bord, James Cook écrira : « En réalité, ils sont bien plus heureux que nous les Européens… Ils vivent dans la tranquillité qui n'est pas troublée par l'inégalité de la condition. La terre et la mer leur fournissent toutes les choses nécessaires pour vivre… Ils vivent dans un climat agréable et ont un air très sain… ils n'ont aucune abondance ». Pendant plus de trois cent ans, jusqu’en 1992, les Aborigènes (subdivisés en deux groupes : les Aborigènes d’Australie et les Indigènes du détroit de Torrès), qui vivent depuis plus de 40 000 ans en Australie, seront privés de leurs terres. Privés de leur essence et de leur rapport au monde.
Quand les Britanniques posent le pied en Australie à la fin du XVIIIe siècle, la population aborigène est estimée entre 300 000 et 750 000… En 1900, il ne reste plus qu’entre 60 000 et 100 000 Aborigènes en Australie..
Aborigènes. En latin, les origines. Par définition, les peuples premiers, les habitants originels. La majorité des historiens pensent que les Aborigènes auraient atteint l’Australie dans une période comprise entre 40 000 et 50 000 ans, en provenance d’Asie du sud-est. Certaines recherches prônent une ancienneté de plus de 100 000 ans.L’homme de Mungo, découvert en Nouvelle-Galles du Sud, reste le plus vieux fossile humain découvert à ce jour en Australie, et serait daté d’environ 40 000 ans. Les théories sur les origines des premiers habitants sont multiples. Les Indigènes ont pu arriver par voie terrestre, à travers le passage qui reliait la Nouvelle-Guinée à l’Australie, et qui a été coupé par la montée des eaux il y a 9 000 ans. Ou par embarcations, en petits groupes, en provenance d’Indonésie via la mer du Timor. Voire simplement par plusieurs vagues de migrations vers différentes côtes du continent. Il y aurait de plus des ressemblances à la fois génétiques et linguistiques entre les Polynésiens et les Aborigènes. Enfin, les dingos seraient originaires de Thaïlande. Ces chiens sauvages auraient débarqués sur le continent australien il y a 3 500 ans, ce qui renforce les origines asiatiques des Aborigènes, et prouve que les contacts entre l’Australie et l’Asie se seraient prolongés.
Les premiers hommes s’installeront en Terre d’Arnhem dans le Territoire du nord. Puis rallieront toute l’Australie, dont la Tasmanie, alors reliée au continent. Une culture, un art et une religion se développeront progressivement. Des traditions liées à l’environnement, à la terre, aux animaux et aux plantes. Quand les Britanniques posent le pied en Australie à la fin du XVIIIe siècle, la population aborigène est estimée entre 300 000 et 750 000. Pour quelques historiens, elle dépasserait même le million à travers 250 langues, subdivisées en différents clans. En 1900, il ne reste plus qu’entre 60 000 et 100 000 Aborigènes en Australie. Bien que le terme soit contesté et débattu, en droit de la guerre, il n’y a qu’un mot : génocide.
Les générations volées, la résistance et les traqueurs
Les Européens emportent sur leurs bateaux les maladies et la répression. Contrairement aux Maoris deNouvelle-Zélande qui signèrent le traité de Waitangi, jamais les Aborigènes ne se soumettront et reconnaîtront la colonisation. En 1831, alors que la Tasmanie est livrée à des actes de violences extrêmes qui a pour conséquence la proclamation de la loi martiale, un colon de Launceston, écrit au journal local : « Nous sommes en guerre contre eux ; ils nous considèrent comme des ennemis - des envahisseurs ; ils considèrent que nous les opprimons et que nous les persécutons ; ils résistent à notre invasion. Ils n'ont jamais été vaincus, et donc ils ne sont pas des sujets en rébellion, mais une nation injuriée, et ils défendent, à leur manière, les possessions qui sont les leurs de droit et qui leur ont été arrachées par la force. » Quand le célèbre Charles Darwin visite Hobart en 1836, il déclare être le témoin de vols et de meurtres commis par les Aborigènes, mais que ces violences trouvent leurs origines dans la « conduite infâme » de quelques britanniques.
Entre 1901 et 1969, une loi oblige les enfants métis à être élevés parmi des institutions blanches. Les enfants vont être arrachés de force à leur famille, placés dans des orphelinats ou des centres sociaux, pour être éduqués à l’européenne.
Au cours du XIXe siècle, les conflits entre colons et Indigènes vont s’accentuer. Les Aborigènes vont commettre de nombreux meurtres sur des Blancs. Dans les campagnes, les massacres de moutons ou de vaches, cumulés à des incendies, vont provoquer la faillite de plusieurs fermes. Jamais l’Australie ne sera en paix. Les Blancs vont répliquer par des tueries, parmi elles des femmes et des enfants, comme à Pinjarra (60 à 70 morts)et Myall Creek (la première fois où des Blancs seront exécutés pour leurs actes). Les bushrangers, bagnards qui sévissent dans les terres isolées, seront pistés par des traqueurs aborigènes, engagés par les Blancs. Pemulwuy sera connu comme l’un des premiers résistants à l’empire britannique. Membre du clan Bidjigal, vivant dans la région de Sydney à la fin du XVIIIe siècle, il répliquera par chaque acte de violence blanche par des attaques contre les colons. Tué en 1802, on lui trancha la tête, qu’on en envoya à Londres. Symbole d’une résistance aborigène, Pemulwuy aura même le respect de des ennemis : « En dépit d’une terrible peste pour la colonie, il possédait un caractère courageux et indépendant, un chef actif et audacieux », déclarait le gouverneur Philip Gidley King.
Le XXe siècle sera le théâtre d’un des épisodes les plus sombres de l’histoire australienne : les générations volées. Entre 1901 et 1969, une loi oblige les enfants métis à être élevés parmi des institutions blanches. Les enfants vont être arrachés de force à leur famille, placés dans des orphelinats ou des centres sociaux, pour être éduqués à l’européenne. La justification est le sang « blanc » des enfants, et la politique, décidément bien dans son époque, celle de la montée des totalitarismes, est celle de la White Australia, de « l’Australie aux Blancs ». Il y a de la xénophobie, du fascisme et des relents abjects de tout parti d’extrême-droite européen de l’époque qui évoquent la pureté d’une race, d’un sang ou d’une éducation. Il faudra attendre 2008 pour que le gouvernement australien, celui de Kevin Rudd, demande pardon à toutes les familles concernées par les générations volées. Le nombre d’enfants séparés de leurs familles n’a pas été établi clairement. Mais en 1997, le rapport « Bringing them home » (« Les ramener chez eux »), évoque le chiffre terrifiant de 100 000 enfants.
A l’envers, à l’endroit, le Bengladesh et une prison sociale
L’évolution des droits pour les Aborigènes et les Indigènes du détroit de Torrès fut longue, fastidieuse, tachetée de sang, et le travail reste encore immense aujourd’hui. Avec la politique de l’Australie blanche, les Aborigènes sont même exclus des recensements dès 1901. Il faudra attendre 1962 pour que les Aborigènes puissent obtenir le droit de vote fédéral. Puis 1971 pour qu’un indigène, Neville Bonner, devienne membre du Parlement. 1976 est une année symbolique pour tous les peuples aborigènes : elle marque la signature de l’Aboriginal Land Rights Act dans le Territoire du Nord. Les terres sont rendues partiellement aux ancêtres des propriétaires traditionnels, qui retournent y vivre en communautés. Le 26 janvier 1988, jour de célébration du bicentenaire de la colonie, le militant et acteur aborigène, Burnum Burnum, plante le drapeau aborigène, crée en 1971, le noir du peuple, le rouge de la terre et le cercle jaune du soleil, sur les falaises de Douvres en Angleterre. Il déclare, avec une ironie glaçante : « Moi, Burnum Burnum, noble de l’antique Australie, je prends ici possession de l’Angleterre au nom du peuple aborigène. En colonisant ce territoire, nous ne souhaitons pas vous faire de mal, peuple natif de l’Angleterre. Nous sommes venus pour vous apporter de bonnes manières, le raffinement et la possibilité d’un Koompartoo, d’un nouveau départ. Dorénavant, un visage aborigène apparaîtra sur vos pièces de monnaie et sur vos timbres pour signifier notre souveraineté sur ce domaine. Pour les plus intelligents d’entre vous, nous apportons la langue complexe des Pitjantjatjara; nous vous apprendrons comment trouver une relation spirituelle avec la terre, et comment trouver de la nourriture dans le bush. »
Selon le recensement de 2006, il y aurait 455 000 Indigènes en Australie, ce qui représenterait 2,3% de la population. En 2009, ils constituent 25% des personnes incarcérées en Australie
En 1992, le jugement Mabo abandonne la loi de Terra nullius. La même année, le Premier ministre Paul Keatingénoncera un discours historique dans la banlieue de Sydney à majorité aborigène, Redfern. Pour la première fois dans l’histoire australienne, un gouvernement évoque les torts et les responsabilités des Européens :
« Le point de départ serait peut-être de reconnaître que le problème débute avec nous, les Australiens non-aborigènes. Cela commence, je crois, avec un acte de reconnaissance. Reconnaître que c'est nous qui avons dépossédé les Aborigènes. Nous avons pris leurs terres traditionnelles et brisé leur mode de vie traditionnel. Nous avons apporté les désastres. L'alcool. Nous avons commis les meurtres. Nous avons enlevé leurs enfants à leurs mères. Nous avons pratiqué la discriminationet l'exclusion. C'était notre ignorance, et nos préjugés. Et notre incapacité à imaginer être les victimes de ces choses-là. A quelques nobles exceptions près, nous n'avons pas été capables de réagir de manière tout simplement humaine, et de nous projeter dans leurs cœurs et dans leurs esprits. Nous n'avons pas été capables de nous demander : Comment me sentirais-je si quelqu'un me faisait ces choses-là ? »
Malgré les efforts de récents gouvernements, les conditions pour les Aborigènes en Australie sont désastreuses. Dans les rues de Darwin, Alice Springs, Katerine ou Broome, l’alcool est un fléau qui dévaste des hommes parfois privés d’éducation, de repères ou de famille. Les regards expriment la colère, le dépit et l’innocence. Dans certains visages, comme cette fille sur l’esplanade de Darwin, sans âge, qui a peur de retourner voir son petit ami, qui la bat, on peut lire la détresse et les conditions sociales d’un pays en voie de développement. Dans le rapport desNations Unies sur le développement humain de 2003, les Aborigènes et les Indigènes du détroit de Torrèspossèdent la deuxième plus mauvaise qualité de vie au monde après certains peuples de provinces chinoises. Comme au Bengladesh, seul un Indigène sur deux atteint l’âge de 65 ans. Côté éducation, seuls 39% des Aborigènes terminent le lycée contre 75% pour les Australiens de souche européenne. Ils ne sont que 4% à obtenir une licence ou plus à l’université, quand 22% des Blancs valident ces diplômes.
Selon le recensement de 2006, il y aurait 455 000 Indigènes en Australie, ce qui représenterait 2,3% de la population. En 2009, ils constituent 25% des personnes incarcérées en Australie. Les meurtres, les abus sexuels sur femmes et enfants et les violences familiales sont multiples. Pour exemple, la prison d’Alice Springs, ville qui possède l’une des plus importantes communautés aborigènes du pays, est pleine en permanence. L’alcool est un problème évident – il suffit de voir les files d’attente devant l’ouverture des Bottle shop dans le Territoire du Nord – et reste la première cause des violences familiales, malgré les lois et les interdictions dans les réserves. En 2007, le leader aborigène Noel Pearson envoya des dizaines de policiers fédéraux sauver des centaines d’enfants aborigènes victimes d’abus sexuels dans des communautés retirés du Territoire du Nord.
Le paradis perdu, les Jeux du siècle et la flamme de l’espoir
Le 19 novembre 2004, au large de Townsville sur l’île de Palm Island dans le Queensland, Cameron Doomadgeeest arrêté par le brigadier-chef Chris Hurley pour outrage à agent. Moins d’une heure plus tard, il est retrouvé mort, les côtes cassées, le foi brisé. Hurley déclarera que le prévenu avait trébuché sur une marche du poste de police. Sur ce paradis amer de la Grande barrière de corail, aux paysages idylliques, l’une des plus importantes communautés aborigènes d’Australie, composée de 2 500 âmes, occupent l’île. 80% des habitants sont au chômage, pendant que la moitié de la population a moins de 20 ans. Une semaine après le drame, les habitants crient à l’injustice, au meurtre : ils incendient le commissariat et la maison du brigadier, qui fuit vers le continent. Le 20 juin 2007, après un procès médiatique et riche en rebondissements, Hurley est acquitté, faute de preuves. Dans son livre-enquête, « Grand Homme», la journaliste australienne Chloe Hooper, assiste au procès aux côtés de la famille de Cameron. Elle décrit la personnalité du brigadier, regroupe les faits, les témoignages, et conclut implicitement et logiquement à la culpabilité d’Hurley.
Cathy Freeman 1982Cathy Freeman : « Ce qui est arrivé ce soir est un symbole… Quelque chose va changer pour les Aborigènes, l’attitude des gens dans la rue, les décisions des politiques… Je sais que j’ai rendu beaucoup de gens heureux, quelle que soit leur vie, leur histoire, et moi aussi je suis heureuse d’avoir accompli ça. ».
Comme un pied de nez au destin, c’est à Palm Island que s’écrivent les premières lettres de l’un des plus beaux chapitres de l’histoire aborigène. Alice, arrachée à sa famille car d’un père syrien (générations volées), est envoyée dans la mission de Palm Island. Elle met au monde Cecelia. A 18 ans, la fille d’Alice rencontre Norman. Ils déménagent à Mackay et ont cinq enfants. Cathy naît le 16 février 1973. Norman est alcoolique : il délaisse toute sa famille cinq ans plus tard. Une des filles, Anne-Marie, handicapée à la naissance, décède rapidement. Pour sa sœur, qui ne pouvait marcher, Cathy décide de courir. A 17 ans, elle remporte le 400m des Jeux du Commonwealth. Dix ans plus tard, elle allumera la flamme olympique aux Jeux Olympiques de Sydney en 2000. Et remporte la médaille d’or sur le tour de piste, chez elle, favorite, gérant une pression colossale, celle des espoirs de tout un peuple. Elle brandira les deux drapeaux, australiens et aborigènes, lors de son tour d’honneur. Exceptionnellement, le CIO, qui interdit tout autre drapeau que ceux des nations, ne dit mot. A 27 ans, Cathy Freeman déclare ce soir-là : « Ce qui est arrivé ce soir est un symbole… Quelque chose va changer pour les Aborigènes, l’attitude des gens dans la rue, les décisions des politiques… Je sais que j’ai rendu beaucoup de gens heureux, quelle que soit leur vie, leur histoire, et moi aussi je suis heureuse d’avoir accompli ça. »
Qu’a apporté aux Aborigènes cet élan d’espoir, dix ans après ? Le journaliste Yannick Cochennec a rencontré Cathy Freeman pour L’Equipe Magazine. Alors qu’ils se remémorent les excuses publiques de Kevin Rudd en 2008 pour les générations volées, Cathy, directement touchée par l’histoire de sa grand-mère, avoue : « J’ai pleuré devant ma télévision, pleuré, tellement pleuré… J’ai pensé à tous mes ancêtres. Cette tragédie n’aurait jamais dû arriver, mais c’est arrivé. C’était un discours très important, mais il faut désormais passer aux actes parce que le défi premier reste le racisme qui existe entre les deux communautés. Dix ans après Sydney, il reste tant à faire. »