Haïti, sept endroits ou l’argent est allé ou pas - Caraibes
Haïti : sept endroits ou l’argent est allé… ou pas
Le 12 janvier 2010, un terrible séisme frappait Haïti. Cette tragédie fut aussitôt suivie par un formidable élan de solidarité : aux quatre coins de la planète, de nombreuses personnes ont envoyé de l'argent pour aider les Haïtiens à reconstruire leur pays. Mais deux ans plus tard, alors qu'un grand nombre de victimes survit encore dans des camps de fortune et qu'une épidémie de choléra sévit, une question se pose : qu'a-t-on fait avec l'argent destiné aux Haïtiens ?
Haïti, un voisin proche des Etats-Unis avec plus de neuf millions d’habitants, fut dévasté par un séisme le 12 janvier 2010. Des centaines de milliers de victimes et bien plus de blessés furent dénombrés.
Les Nations unies ont estimé que durant les deux dernières années, les donateurs internationaux ont envoyé à Haïti plus de 1,6 milliards de dollars en aide humanitaire (plus ou moins 155$ par habitant) et plus de 2 milliards en aide de reconstruction (173$ par Haïtien).
Et pourtant, on dirait qu’Haïti a subi le séisme il y a de cela deux mois et non deux ans. Plus d’un demi million de personnes demeurent sans abris, dans des centaines de camps informels, la plupart des tonnes de débris des immeubles détruits gisant toujours là où ils sont tombés ; et le cholera, une maladie pourtant prévisible, s’est répandu dans le pays et sévit maintenant sous le couvert d’une épidémie tuant des milliers de gens et en infectant des centaines de milliers d’autres.
Il s’avère que pratiquement rien de l’argent que le public pensait être destiné directement à Haïti, n’y est allé directement . La communauté internationale a choisi de contourner le peuple haïtien, les associations non gouvernementales haïtiennes et le gouvernement d’Haïti. Les fonds furent plutôt dirigés vers d’autres gouvernements, ONG, et compagnies privées.
Il y a eu un manque de contrôle évident de l’argent par les Haïtiens. Et pourtant, si l’on se réfère aux exemples passés, il est fort probable que les échecs de la reconstruction seront, au final, reportés sur le dos des Haïtiens eux-mêmes. Avec des réactions du genre : « la faute aux victimes ».
Voici sept endroits où l’argent des dons est allé ou… pas.
1. Le receveur individuel le plus important des aides américaines fut le gouvernement américain lui-même. Cela s’applique aussi pour les donations des autres pays.
Juste après le séisme, les Etats-Unis ont alloué 379 millions de dollars d’aide et ont envoyé 5000 militaires. L’agence de presse américaine Associated Press (AP) a découvert que sur les 379 millions initialement promis à Haïti, la plupart n’était pas réellement destinée directement, voir même dans certains cas indirectement, à Haïti.
AP a relaté en janvier 2010 que pour chaque dollar US offert, 33 cents revenaient en fait directement aux Etats-Unis pour rembourser l’envoi de forces armées. 42 cents allaient à des organisations privées et non gouvernementales comme “Save the children”, le programme mondial d’alimentation des Nations unies (FAO) et l’association “Pan American Health Organization”. Presque rien n’est directement allé aux Haïtiens ou à leur gouvernement.
La globalité des 1,6 milliards de dollars d’aide alloués par les USA fut dépensée exactement comme suit selon un report de l’Office de recherche du Congrès américain datant d’ aout 2010 : 655 millions de dollars furent remboursés au département de la Défense ; 220 millions de dollars au département de la Santé et des Services humains afin de fournir des subventions à chaque Etat US pour couvrir les services aux évacués haïtiens ; 350 millions pour l’assistance aux désastres de l’USAID ; 150 millions au département de l’Agriculture pour l’aide alimentaire d’urgence ; 15 millions au département de la Sécurité nationale pour les frais d’immigration, etc.
L’aide internationale suivit la même logique. L’envoyé spécial des Nations unies pour Haïti rapporta que sur les 2,4 milliards de dollars du fonds humanitaire, 34% retourna aux organes militaires et civils de réponse aux désastres des pays donateurs ; 28% fut donné à des agences des Nations unies et à des ONG pour des projets spéciaux émanant des Nations unies ; 26% alla à des entrepreneurs privés et d’autres ONG ; 6% fut fourni en tant qu’avantages en nature aux bénéficiaires ; 5% pour les sociétés nationales et internationales de la Croix-Rouge ; 1% au gouvernement d’Haïti et seulement 0,4% du fonds alla à des ONGs haïtiennes.
2. Seulement 1% de l’argent est allé au gouvernement haïtien.
Moins d’un centime par dollar d’aide américaine est allé au gouvernement d’Haïti, selon AP. Il en va de même pour les donateurs internationaux. Le gouvernement haïtien a été totalement contourné des aides d’assistance par les Etats-Unis et la communauté internationale.
3. Extrêmement peu d’argent est allé aux compagnies ou aux ONG haïtiennes.
Le Centre de recherches économiques et politiques, la meilleure source d’informations sur ce problème, a analysé les 1490 contrats accordés par le gouvernement US depuis le séisme de janvier 2010 jusqu’en avril 2011. Le Centre en a trouvé seulement 23 destinés à des compagnies haïtiennes. Sur les 194 millions de dollars attribués par les Etats-Unis aux entrepreneurs, 4,8 millions ont été versés à 23 compagnies haïtiennes, soit environ 2,5% du total.
D’un autre coté, les entrepreneurs de la région de Washington DC ont reçu 76 millions de dollars soit 39,4% du total. Comme mentionné ci-dessus, les Nations unies ont établi que seul 0,4% de l’aide internationale est allé aux ONG haïtiennes.
En réalité, le simple fait d’accéder aux réunions pour l’aide internationale était difficile pour les Haïtiens. “Refugees International” a établi que même les acteurs locaux avaient des difficultés pour accéder aux réunions se déroulant au sein de l’enceinte des Nations unies.
« Les groupes haïtiens ne sont soit pas au courant des réunions, soit n’ont pas une photo d’identité adéquate pour y accéder, soit n’ont pas le personnel nécessaire pour assister à de longues heures de réunion. D’autres ont rapporté que la plupart des réunions de coordination de l’aide internationale n’étaient même pas traduites en créole, le langage de la majorité du people haïtien. »
4. Un fort pourcentage de l’argent est allé aux agences internationales d’aide et aux grosses organisations non gouvernementales bien connectées.
La Croix-Rouge américaine reçut plus de 486 millions de dollars en dons pour Haïti. Il est dit que deux tiers de l’argent a été accordé à l’aide humanitaire et à la reconstruction, bien que l’on ne puisse pas détailler plus. Par ailleurs, le PDG de la Croix-Rouge a un salaire de plus de 500.000 dollars par an.
Jetons un œil au contrat de 8,6 millions de dollars conclu entre l’Agence américaine pour le développement international (USAID) et la compagnie de déblaiement de débris CHF à Port-au-Prince.
CHF est une organisation internationale, qui a de bons contacts politiques, un budget annuel de plus de 200 millions de dollars et dont le PDG fut payé 451.813 dollars en 2009. Les relations du CHF avec les républicains et les démocrates sont incarnées par sa secrétaire de conseil d’administration, Lauri Fitz-Pegado, partenaire du groupe Livingston LLC.
Ce groupe est dirigé par l’ancien porte-parole républicain, délégué pour le 106e Congrès, Bob Livingston, chargé de lobbying et de relations gouvernementales.
Mme Fitz-Pegado, qui travaille apparemment de l’autre coté du couloir, fut désignée par le président Clinton afin d’officier au Département du commerce. Elle a également fait partie de l’équipe d’experts chargée d’établir la politique extérieure du candidat Obama durant la campagne présidentielle. CHF « travaille en Haïti depuis deux manoirs spacieux à Port-au-Prince, et possède une flotte de navires flambant neuf » selon Rolling Stone.
Dans un excellent article de Janet Reitman, Rolling Stone s’est penché sur un autre contrat relatif au séisme, un contrat d’1,5 millions de dollars, passé avec la firme Dalberg Global Développent Advisors, basée à New-York. L’article a révélé que l’équipe de Dalbergh "n’avait jamais mis le pied hors des cotes américaines, n’a aucune expérience en cataclysmes, ni en planification urbaine… Elle n’a jamais travaillé sur le terrain… » D’ailleurs, seul l’un d’eux parle français. L’USAID a examiné leur travail et a estimé que « ces personnes n’avaient probablement jamais mis le pied hors de leurs vans ».
Les présidents George W.Bush et Bill Clinton ont mis en place une organisation de collecte de fonds pour Haïti le 16 janvier 2010. En octobre 2011, le fond avait reçu 54 millions de dons. Il s’est associé avec diverses organisations haïtiennes et internationales. Bien que la plupart de son travail paraisse admirable, il a donné deux millions de dollars pour la construction d’un hôtel de luxe haïtien d’une valeur totale de 29 millions.
« Les ONG ont toujours à justifier de quelque chose à propos de leur comptabilité, parce qu’il y a un gros paquet d’argent ici » remarque Nigel Fisher, le chef de l’aide humanitaire des Nations unies en Haiti. « Quid des 1,5 à 2 milliards de dollars que la Croix-Rouge et d’autres ONG ont reçu des civils ? Qu’en est-t-il advenu ? C’est là qu’est mise en évidence la difficulté de tracer les fonds. »
5. De l’argent est allé à des sociétés à but lucratif, dont les désastres sont le fond de commerce.
Moins d’un mois après le séisme, l’ambassadeur US Kenneth Merten, via un câble diplomatique à Washington, commentait : « La ruée vers l’or est lancée », en complément de son rapport sur la situation. Dans ce document du 1 février 2010, rendu public par “The nation”, “Haiti liberté” et “Wikileaks”, l’ambassadeur Merten relate que le président haïtien et l’ancien général Wesley Clark se sont rencontrés pour une démonstration organisée par une compagnie basée à Miami qui construit des maisons en carton mousse.
Tirant avantage du désastre, Lewis Lucke, un coordinateur de l’aide haut placé chez USAID, a rencontré par deux fois le Premier ministre haïtien sous la tutelle de l’USAID directement après le séisme. Il a ensuite démissionné de l’agence et fut engagé pour 30.000$ par mois par une société de Floride, Ashbritt (déjà connue pour ses contrats sans appel à concurrence lors de l’ouragan Katrina) et un partenaire haïtien prometteur en lobbying pour les contrats de désastre.
Lucke dit : « Il est devenu clair pour nous que s’il était bien géré, le tremblement de terre représenterait autant une opportunité qu’il ne fut un désastre… ». Ashbritt et son partenaire haïtien se virent bientôt accordé un autre contrat de 10 millions de la Banque mondiale et encore un autre, plus petit, du CHF international avant que ne se termine leur partenariat.
6. Une partie importante de l’argent promis n’a en fait jamais été accordée.
La communauté internationale décida qu’elle n’allait pas permettre au gouvernement haïtien de diriger l’aide humanitaire ni les fonds de reconstruction. Elle insista plutôt pour que soient crées deux institutions chargées d’approuver les plans et les dépenses des fonds pour la reconstruction en Haïti : la Commission intérimaire pour la reconstruction d'Haïti (CIRH) et le Fonds de Reconstruction d'Haïti (FRH) voyaient le jour.
En mars 2010, les pays de l’ONU promirent 5,3 milliards de dollars sur une période de deux ans et un total de 9,9 milliards sur trois ans lors d’une conférence. L’argent devait être déposé à la Banque mondiale et ensuite redistribué par la CIRH. Celle-ci était co-présidée par Bill Clinton et le Premier ministre haïtien. EN juillet 2010, Clinton raporta que seulement 10% de l’argent promis avait été donné à la CIRH.
7. Beaucoup de l’argent qui fut débloqué n’a pas encore été envoyé.
Presque deux ans après le séisme, moins d’un pourcent des 412 millions de dollars des fonds américains spécialement alloués pour les activités de reconstruction des infrastructures en Haïti avaient été envoyés par l’USAID et le département d’Etats US, et seuls 12% ont été mis en obligation selon un rapport de novembre 2011 de l’Office de comptabilité du gouvernement US.
La performance des deux commissions internationales, la CIRH et le FRH, fut aussi bien piètre. “The Miami Herald” nota que parmi les projets approuvés par la CIRH pour un montant total de 3,2milliards de dollars, seuls cinq avaient été menés à terme pour un total de 84 millions de dollars. La CIRH, qui fut sévèrement critiquée par les Haïtiens et bien d’autres dès le début, fut suspendue effectivement lors de la fin de son mandat en octobre 2011. Le Fond de Reconstruction Haïtien avait été crée pour travailler en tandem avec la CIRH, donc depuis que son partenaire est déshabilité, on ne voit guère comment les choses peuvent avancer.
Que faire ?
Les efforts n’ont jusqu’à présent pas été basés sur un partenariat respectueux entre les Haïtiens et la communauté internationale. Les actions des pays donateurs, celles des ONG et celles des organisations internationales n’ont pas été assez transparentes pour que les Haïtiens ou d’autres aient pu suivre l’argent et voir comment il a été dépensé. Sans transparence ni partenariat honnête, le peuple haïtien ne peut tenir qui que ce soit pour responsable de ce qui s’est passé dans le pays. Cela doit changer.
L’envoyé spécial des Nations unies en Haïti suggère que l’élan de générosité des personnes à travers le monde soit canalisé par les acteurs internationaux et les institutions de manière à favoriser la création d’un « secteur public robuste et d’un secteur privé sain ». Au lieu de passer par des intermédiaires, les fonds devraient être dirigés autant que possible vers les institutions publiques et privées haïtiennes. Une politique « Haïti d’abord » pourrait renforcer les services publics, promouvoir la responsabilité, créer des emplois et développer des compétences au sein du peuple haïtien.
Le respect, la transparence et la responsabilité sont les piliers des droits humains. Les Haïtiens méritent le droit de savoir où est passé l’argent, quels sont les plans en ce qui concerne l’argent qu’il reste. Enfin, ils méritent d’être des partenaires dans le processus de décision à venir. Après tout, ce sont eux qui feront face aux problèmes quand l’aide de l’après-séisme aura été consommée.
Source originale : Commondreams
Traduit de l'anglais par Olivier Mignon pour Investig'Action
Source : www.michelcollon.info